Gilles Kepel: L'une des caractéristiques les plus frappantes de la bibliothèque de l'Institut du monde arabe à Paris, tant de l'intérieur que de l'extérieur, est la structure en motifs de moucharabieh sur l’aile sud du bâtiment. Pouvez-vous nous expliquer le fonctionnement de ce moucharabieh et pourquoi vous avez choisi de l'installer sur la façade du bâtiment ?
Jean Nouvel: Le "pourquoi" est le plus important car il s'agissait d'un programme spécifique visant à créer un lien avec les pays arabes – pas islamiques, mais arabes. En plaçant ce bâtiment au cœur de Paris, en face de Notre-Dame, je voulais créer un symbole et faire en sorte qu’on ait le sentiment, en regardant simplement le bâtiment, qu'il parle de la culture arabe – et qu’il ne s’agissait d'un simple immeuble de bureau.
Pour y parvenir, j'ai fait des recherches sur différents systèmes architecturaux afin de reproduire l'émotion de la culture arabe, qui est basée sur la géométrie et la lumière. Pour cela, je voulais de la géométrie dans le bâtiment ; les moucharabiehs utilisés dans les pays arabes sont parfaits. Nous en avons tout le temps besoin. J’ai raisonné de la manière suivante : s’il pleut à Paris – comme c’est souvent le cas – le motif classique ne laissera pas passer la lumière. Ne voulant pas que le moucharabieh ne soit utile qu’en été lorsqu’il y a du soleil, j'ai donc imaginé un moucharabieh à géométrie variable. Il fonctionne comme un appareil photo : en tournant le diaphragme, on crée, par un système de rotations, des géométries différentes.
Le moucharabieh est aussi un travail précis. Lorsqu’on regarde dans le détail, on voit que tout est très bien pensé. En un sens, cela ressemble beaucoup à une montre. On est frappé par cette précision lorsqu’on regarde ce bâtiment de l’extérieur. À l’intérieur, elle provoque une forte émotion architecturale car beaucoup d'ombres dansent sur le sol et sur tous les bâtiments. Cela crée une variation intéressante du bâtiment en fonction des saisons ou de l'heure de la journée. Et lorsqu’il y a de la lumière à l'intérieur, notamment la nuit, la lumière à contre-jour dessine une géométrie précieuse de lumière de l'extérieur. Il s’agit aussi un travail très répétitif, presque comme celui d’un horloger mais fondé ici sur un système de câbles et de moteurs électriques qui viennent de la technologie aéronautique, pour ouvrir et fermer le moucharabieh. L'idée était celle d’un programme simple avec deux paramètres – la température et la lumière – qui puissent être utilisés facilement.
Mais une autre donnée est essentielle : l'émotion car l'architecture est toujours une question de sens et d'émotion. Voir moucharabieh à cette échelle est forcément impressionnant et génère de l’émotion. Les moucharabiehs sont également importants pour l'intimité. On peut regarder à travers, mais on ne peut pas voir l’intérieur depuis l'extérieur.
Gilles Kepel: Vous avez dit un jour : "toute architecture est locale". Pouvez-vous développer ?
Jean Nouvel: Absolument. Toute architecture est locale. Aussi vrai, avec cet important bâtiment, j'ai voulu créer quelque chose qui appartient à Paris. C'est un bâtiment parisien qui parle de la culture arabe. C'était la première question à résoudre, car il s'agissait d'un concours. L'unique exigence - indépendante du projet - qui n'était pas conseillée était de placer le bâtiment le plus près possible de l'Île Saint-Louis et de Notre Dame de Paris. J'ai fait le contraire. Je voulais avoir une vue sur Notre Dame mais aussi créer un dialogue. Certains ont pensé que nous pouvions perdre l’appel d’offre pour cela car, encore une fois, ce n’était pas un projet islamique. Il n'y a pas de mosquée à l'intérieur. Mais nous avons créé ce dialogue et on comprend que les deux bâtiments ne sont pas complètement indépendants dans leur composition. Il était important de créer une composition avec l'architecture préexistante : Haussmann, l'architecture moderne et bétonnée de l'université de Jussieu, l’île Saint-Louis de l'autre côté. C'est une articulation. Et ce bâtiment est composé par rapport à toutes les géométries qui l'entourent.
L’axe de cette rupture est à deux degrés de différence avec une autre et la hauteur du bâtiment sur le fleuve est la même que celle des immeubles haussmanniens, la hauteur de celui-ci est celle de l'université. Je voulais qu'il y ait une continuité avec l'université. Le bâtiment est également créé pour être vu depuis l'île Saint-Louis et ses ponts, de sorte que lorsque vous êtes orienté vers le sud, vous voyez le bâtiment à contre-jour avec toutes les transparences – dans cette lumière, il semble fragile.
Gilles Kepel: Vous avez conçu l'Institut du monde arabe il y a 40 ans. Ce bâtiment était magnifique et vous a apporté une renommée internationale immédiate, notamment dans le monde arabe. Vous avez été invité dans la péninsule arabique à une époque où ces États pétroliers nouvellement enrichis étaient désireux d'ériger des bâtiments emblématiques. Pouvez-vous nous dire comment vous y avez été amené et nous parler du premier bâtiment que vous avez conçu, qui était une célèbre tour de bureaux dans le désert, sur le front de mer de Doha ?
Jean Nouvel: Ce bâtiment était très connu, notamment des personnes intéressées par l'art et l'architecture. À l'époque, le ministre de la culture du Qatar était le cheikh Saud, un membre de la famille royale et un très célèbre collectionneur, qui voulait construire une tour dans le centre-ville de Doha. À l'époque, j'avais construit la tour Agbar [à Barcelone] qu'il avait vue et il est venu me demander si je pensais que ce type de forme pouvait être un point de départ pour une tour dans un pays arabe. J'ai répondu que c'était possible, mais que ce ne serait pas comme la tour Agbar ; que ce serait différent précisément parce que toute architecture est locale.
La tour Agbar est un pinacle parce que les grands architectes de Catalogne utilisent les pinacles depuis longtemps. J'ai expliqué que ce ne serait pas pareil, et que cette tour serait liée au Qatar par le moucharabieh qui la recouvre. C'est un cylindre de verre avec une coupole au sommet, ce qui est incroyable car elle fait 30 mètres de haut. Tout cela crée un jeu de lumière et de géométrie alors que le bâtiment se retrouve au milieu d'une architecture très globale.
Gilles Kepel: Après avoir construit cette tour sur le front de mer à Doha, vous avez construit le Louvre Abu Dhabi, autre bâtiment iconique. Un certain nombre d'autres projets avaient également été sélectionnés pour l'île de Saadiyat, sans voir le jour. Le vôtre est maintenant l'architecture de référence qui a été mise en œuvre puis inaugurée en 2015 par le cheikh Mohamad, dirigeant des Émirats Arabes Unis, et le président Macron. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre vision de ce bâtiment et sur ce que vous vouliez faire de ce musée avec son immense toit rond et une sorte de structure de médina à l'intérieur, où pénètre l'eau de mer ?
Jean Nouvel: C'est une autre aventure qui a commencé avec Thomas Krens, qui avait pour mission de choisir les architectes pour ce projet. Il a proposé de construire cinq bâtiments culturels, principalement des musées, et il a proposé son équipe pour les musées Guggenheim : Frank Gehry, moi-même, Zaha Hadid, Norman Foster et Tadao Ando. J'ai proposé une grande coupole pour couvrir le bâtiment, une sorte de moucharabieh de 180 mètres de large qui est très confortable lorsqu’on se trouve en-dessous car on est à l'ombre. Je voulais aussi avoir des variations, pas exactement comme celles que l'on trouve à l'Institut du monde arabe, mais j'ai proposé de créer huit coupoles parallèles de sorte que la lumière doive passer par huit filtres et qu’ainsi, lorsque le soleil se déplace, un point de lumière disparaisse tandis qu'un autre apparaît.
Si vous restez devant pendant quelques minutes, vous pouvez même voir la variation de la lumière.
Contrairement aux moucharabiehs [de Paris] qu'il faut faire bouger électriquement, nous avons créé un système où, par la nature du mouvement du soleil, la lumière se déplace par la puissance du soleil.
Lorsque vous faites cela à cette échelle, vous avez des lumières géométriques imprimées sur tous les bâtiments, créant une référence à la ville arabe et vous avez beaucoup de variations sur les gens eux-mêmes ainsi que sur l'eau – car la mer, vous l’avez dit, est également présente sous la coupole. Il s’agit toujours d’un jeu avec la géométrie et la lumière, la culture locale et les inventions liées à un arrière-plan de ces pays.
J'ai aussi fait de la muséographie, et j'ai proposé cette idée de comparaison entre trois objets d'origines différentes en même temps. Ainsi, toute la muséographie est basée sur cette comparaison - et le vestibule en donne la clé - entre trois œuvres d'art ou objets ; une comparaison qui se répète dans d'autres périodes. C'est tout à fait unique et je pense que l'architecture a la vocation d'être quelque chose d’unique.
Gilles Kepel: Et c'est bien sûr une quintessence parce que, dans une certaine mesure, dans votre bâtiment et le jeu avec la lumière et la mer, la chaleur et la ville arabe, vous avez en quelque sorte résumé l'histoire de cette civilisation. Vous l'avez fait d'un point de vue différent dans une autre initiative phare, le Musée national du Qatar. Pour cela, vous avez choisi un cristal de rose du désert comme modèle. Pouvez-vous nous expliquer comment cela fonctionne ?
Jean Nouvel: Au départ, je ne voulais pas le faire comme ainsi. Je voulais faire quelque chose dans le sol, dans le sable. J'ai proposé de construire ce musée sur ce qui était à l'origine le site du palais de la famille royale au début du XXe siècle. La caractéristique la plus importante du Qatar est la rencontre de la mer et du désert, car il s'agit d'une petite péninsule, et je voulais jouer avec cela. Le cheikh Saud était ministre à cette époque et il m'a demandé de concevoir ce musée. J'ai ensuite décidé de faire quelque chose d'encore plus spectaculaire, car lorsque le bâtiment était essentiellement souterrain, il ressemblait à une longue fléchette avec différentes lignes dans l'eau et le soleil. J'ai dit que nous avions besoin de quelque chose de plus visible et d'immédiatement impressionnant. J'ai souvent regardé ces roses des sables et ce qui est fabuleux, c'est que c'est une architecture naturelle faite de sable. C’est l'air, le sel et un peu d'humidité qui crée cette structure totalement improbable. Nous avons construit cela mais à l'échelle humaine. Et cela n'a été possible que parce que nous avons des ordinateurs ; cela n'aurait pas été possible dans le passé. C'est unique et automatiquement mémorable. Le bâtiment est de la couleur du sable, à l'intérieur comme à l'extérieur.
Il est également construit en fonction du climat car il est important d'avoir de l'ombre et d'avoir la promenade à l'ombre. Comme la collection initiale n'était pas suffisante pour remplir tout le musée, j'ai proposé d'inviter des réalisateurs de cinéma à projeter des films sur les murs. De sorte qu’à l'intérieur, vous avez l'impression que de la lumière émane de la rose elle-même.
Gilles Kepel: Vous travaillez actuellement sur un énorme projet, un centre de villégiature dans le cadre des nouveaux développements du site d'Al-'Ula en Arabie Saoudite, avec ses immenses structures rocheuses, ses temples excavés, où, dans une certaine mesure, vous avez essayé d’opérer une sorte de fusion avec le sol. Vous travaillez sur des projets qui seraient creusés dans les rochers en utilisant non seulement la lumière mais aussi la température à l'intérieur : une fusion complète entre l'architecture, la nature et la tradition. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet, qui en est au stade de la conception ?
Jean Nouvel: J'ai conçu ce nouveau site il y a deux ans et nous allons commencer la construction à la fin de cette année. Ce qui est intéressant avec ce projet, c'est qu'il s'agira aussi d'un centre de rencontres au sommet. Ces deux aspects – la villégiature et la capacité d’accueil de haut niveau – sont très proches et complémentaires. Il ne s'agit pas seulement d'un centre de villégiature, il est destiné à accueillir des personnalités politiques et culturelles importantes et à représenter symboliquement le pays. Il implique donc un travail architectural en quelque sorte sur deux systèmes.
Le rocher d'Al-Sharaan est incroyable. Il est comme une mer avec des rochers de formes et de motifs différents, le sommet étant généralement d’une pierre noire qui est la même dans tout le paysage. Je voulais utiliser cela car je ne pouvais pas imaginer un bâtiment sortir artificiellement de terre au milieu de ces différentes sculptures naturelles. Cela me semblait inapproprié. C'est intéressant parce que l'architecture des nécropoles a également été confrontée à cette question. C’est la raison pour laquelle les architectes du passé avaient également creusé les rochers.
Cela prouve que toute architecture est locale. À Barcelone, j'étais un architecte catalan. Ici, je suis un architecte arabe.