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Alaa el Aswany : « les dix-huit jours de la révolution ont été les plus beaux de ma vie ! »

Le célèbre romancier égyptien Alaa el Aswany, auteur de l'ouvrage primé L'immeuble Yacoubian, revient sur son expérience de la révolution égyptienne et sur son livre J'ai couru vers le Nil, sorti en anglais cette année sous le titre The Republic of False Truths. « Les Égyptiens avec qui j'ai vécu place Tahrir n'ont rien à voir avec les Égyptiens avec lesquels j'avais l'habitude de vivre avant la révolution », explique Aswany à Gilles Kepel. « Ce sont probablement les mêmes personnes mais il s’est passé quelque chose ; quelque chose de grand. »
Alaa Al Aswany

Gilles Kepel: Cette semaine, mon invité est le célèbre Alaa el Aswany, auteur de nombreux romans, nouvelles et articles de renommée mondiale, dont le primé L'immeuble Yacoubian et le très récent J’ai couru vers le Nil, paru en anglais cette année sous le titre The Republic of False Truths et traduit en français par Gilles Gauthier aux éditions Actes Sud, qui sera le sujet de notre discussion. J’ai couru vers le Nil est un récit des révoltes des Printemps arabes en Égypte qui prend la forme d’une fiction mettant en scène un large éventail d'acteurs de la société égyptienne. Mon invité a lui-même participé aux manifestations sur la place Tahrir et son ouvrage fournit un récit brillant – bien que désespérant – du Printemps égyptien.

Bonjour, Docteur Alaa.

Alaa el Aswany: Bonjour, merci pour cette présentation et merci pour l’invitation. Je suis toujours ravi de discuter avec vous, professeur Kepel.

Gilles Kepel: Vous étiez sur la place Tahrir en 2011. Avant d’entrer dans votre ouvrage et de découvrir ses personnages saisissants, qu'avez-vous retenu de ces manifestations et de cette foule – qui nous a à la fois surpris et consterné ? et quel regard, plus généralement, portez-vous sur ce qui s’est passé il y a 10 ans ? 

Alaa el Aswany: Les dix-huit jours de la révolution ont été les plus beaux de ma vie !

Je pense que quiconque a rejoint cette révolution pourra dire la même chose. C'était tout simplement trop beau pour être vrai : durant cette période, l’idée que j'étais en train de rêver m’a par deux fois traversé l’esprit ! J'avais déjà parlé en public des milliers de fois. Mais durant la révolution, j'ai parlé en public sur la place Tahrir chaque soir et l'idée, le sentiment que vous avez quand vous parlez à un million, parfois deux millions de personnes, prêtes à mourir pour la liberté, c'est quelque chose d’assez différent – de très différent. 

Les Égyptiens avec qui j'ai vécu place Tahrir n'ont rien à voir avec les Égyptiens avec lesquels j'avais l'habitude de vivre avant la révolution. Ce sont probablement les mêmes personnes mais il s’est passé quelque chose ; quelque chose de grand, d’unique. Par conséquent j'ai eu le pressentiment, au moment même où je vivais cette expérience, que j'allais en faire un roman. Mais j'avais besoin de temps car, comme vous le savez, il existe une différence fondamentale entre le journalisme et la fiction : dans le journalisme, l’actualité s’écrit au jour le jour ; pour une fiction, il y a besoin d'une distance, à la fois en termes de temporalité et en termes de ressenti. J'ai pris cette distance. Et je me suis lancé dans l’écriture de ce roman cinq ans après la révolution.

Gilles Kepel: En lisant J’ai couru vers le Nil, j'ai été frappé par votre insistance sur le rôle des militaires les plus hauts gradés dans la révolution de 2011 – ces personnages que vous n'avez en fait pas vu quand vous viviez les événements, mais qui tiraient les ficelles en coulisses. Ce groupe de hauts gradés est incarné dans votre roman par l’un de vos personnages principaux, le personnage du général Ahmed Alouani, avec lequel le roman s'ouvre et dont vous décrivez subtilement l’évolution au fil des pages.

J'ai eu le sentiment que vous le dépeigniez, lui et le symbole qu'il représente, comme un être à même de manipuler des politiques, des religieux, des journalistes et des médias, voire même des militants dès le début du soulèvement. C'est un constat qui est contraire au récit qu’on se fait – ou à la légende – de la révolution arabe, mais également contraire à l'impression que vous aviez place Tahrir lorsque vous vous adressiez à la foule, une impression que vous avez si précisément retranscrite dans votre roman. Or à mesure que nous nous plongeons dans votre livre, nous sommes gagnés par l'impression croissante que ces jeunes révolutionnaires vivaient avec l’illusion qu'ils étaient en train d’écrire l'histoire tandis qu’en réalité ils étaient comme pris entre le marteau de l'armée et l’enclume d’un “peuple” au nom duquel ils étaient en train de manifester – mais qui finissait par devenir, et c'est ce que vous montrez page après page, indifférent, voire hostile.

Diriez-vous que cette impression traduit votre façon de voir ces évènements a posteriori, après avoir travaillé sur votre roman, par rapport à ce que vous auriez pu ressentir à l'époque ?

Alaa el Aswany: Nous avons tiré de nombreuses leçons des événements. Bien sûr, durant la révolution, comme dans n'importe quelle autre situation, nous avons fait des erreurs, desquelles il nous faut apprendre. Je pense qu'une grande erreur des révolutionnaires a été de penser, à un certain moment, que la place Tahrir représentait l’Égypte dans sa totalité, tout le pays. Ce n'est pas vrai. Nous étions 10 à 20 % de la population et vous aviez de l'autre côté des personnes qui défendaient l'ancien régime, 10 % de la population également. Au milieu, il existait une masse très dangereuse : je l'appelle la "masse passive". En Égypte nous les appelons le "sofa party" (parti du canapé), car ils s'assoient sur leurs canapés et regardent la télévision sans jamais se joindre à quoi que ce soit.

Ce qui s'est passé, c’est que la contre-révolution a réussi, malheureusement, à convaincre le "sofa party" que la révolution était une très mauvaise chose et qu’elle n'aurait pas dû avoir lieu. Comme vous le savez, de nombreuses révolutions ont connu le même destin. Je prends la Révolution française comme modèle : après dix ans, en France, la situation était catastrophique.

C'est ce qui s'est passé. Et nous devrions en tirer les leçons en tant que révolutionnaires.

Mais je suis très optimiste parce que le futur est de notre côté. Certes la contre-révolution a tout : elle a les armes, les médias, l'armée et la police… Mais nous avons notre rêve de la révolution, de la justice et de la liberté ; nous avons notre courage, notre volonté de sacrifice. Sur le long terme, j’en suis assez certain, il est pour moi évident que nous les battrons. C'est pour cela que je suis optimiste.

Un autre point à propos du général Alouani, que vous évoquiez. Il est vrai qu’il représente pour moi l'ancien régime, mais il représente aussi l'hypocrisie religieuse. Nous avons une pratique très particulière de la religion en Égypte. Quand j'étais enfant, j’apprenais l'arabe et le français le même jour. Je suis un élève de la civilisation et de la culture françaises. Une culture dans laquelle Molière a inventé un personnage formidable, Tartuffe, dont je me suis inspiré. Mais il existe une différence entre Alouani et Tartuffe, car ce dernier prétendait être un religieux qui, en même temps, faisait de mauvaises choses. Notre problème en Égypte – et plus largement dans le monde arabe – c’est que nous avons des Tartuffes qui croient en ce qu’ils font. C'est une différence de taille.

Gilles Kepel: Si nous regardons dans les coulisses, comme vous le suggérez, une des vraies menaces dans J’ai couru vers le Nil est le sexe – une tentation à laquelle Tartuffe était si prompt à céder. À ce titre, le livre s'ouvre d'une façon très crue, très moliéresque d'une certaine manière, par la description d'une relation sexuelle entre le Général Alouani et sa femme, dans un mélange de pornographie et de religion.

Laissez-moi citer quelques lignes de votre roman pour que les gens comprennent de quoi nous parlons :

...on peut se demander comment le fervent musulman qu’est le général Alouani peut regarder des films pornographiques.

Voilà bien une question absurde comme ne peuvent en poser que des ignorants ou des personnes malveillantes ! Bien sûr que selon la charia regarder des films pornographiques est une chose blâmable, mais cela ne fait pas partie des péchés mortels comme le meurtre, la fornication et la consommation d’alcool. En fonction de la jurisprudence selon laquelle “la nécessité rend licite ce qui est interdit”, la charia autorise parfois à s’adonner à des actions blâmables si elles empêchent le croyant d’accomplir des péchés mortels.

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