TUNIS, Tunisie – Le chef de la diplomatie tunisienne a exhorté le président élu Donald Trump à ne pas abandonner la jeune démocratie ainsi que les espoirs des Palestiniens au cours d’une entrevue dans son bureau.
Décrivant la Tunisie comme “exactement l'anti-modèle de ce que veulent les terroristes,” Khemaies Jhinaoui a assuré Al-Monitor le 12 janvier qu’il avait confiance que les États-Unis demeureraient un partenaire fiable, malgré la fixation anti-terroriste de Trump pendant et depuis la campagne électorale.
“Evidemment on a eu quelques contacts avec l'équipe de M. Trump,” a révélé Jhinaoui, en poste depuis janvier 2016. ”Comment les choses vont évoluer, tout dépendra de la politique que va adopter M. Trump vis-à-vis de toute la région d'une façon générale. Mais au niveau bilatéral, moi je suis confiant que cette relation ira en se renforçant.”
Jhinaoui a aussi applaudi la résolution du Conseil de Sécurité du mois dernier contre les colonies Israéliennes ainsi que la conférence de paix à Paris de la semaine dernière. Trump pour sa part avait violemment dénoncé les deux initiatives et a nommé comme ambassadeur à Israël un opposant à la solution des deux États, David Friedman.
“Evidemment on va continuer à soutenir cette cause, parce que c'est une cause juste,” Jhinaoui a insisté à propos des droits du droit des Palestiniens à un État. “L'Amérique, qui a aidé la Tunisie à gagner son indépendance, le champion de la liberté, ne peut pas quand même pas oublier le droit d'un peuple qui est soumis encore à la colonisation.”
Le diplomate représente un pays ou toutes les factions, des Islamistes de droite aux laïcs de gauche, soutiennent la cause palestinienne, surtout après l’attaque aérienne Israélienne de 1985 contre l’Organisation de Libération de la Palestine, qui fit de nombreuses victimes civiles.
Parlant juste quelques jours après une manifestation le long de l’avenue Habib Bourguiba dans le centre-ville de Tunis contre le retour des djihadistes Tunisiens de l’étranger, Jhinaoui a démenti catégoriquement que l’Europe aurait demandé à la Tunisie de les reprendre.
“Ils ne l'ont pas fait, et même si ils le font, on ne va pas laisser faire,” a expliqué le ministre. “Nous sommes souverains, nous décidons comment gérer nos problèmes, évidemment avec nos amis, nos partenaires.”
Jhinaoui fut tout aussi direct en tenant pour responsables de la situation en Libye l’Europe et les États-Unis.
“Aujourd'hui la Libye malheureusement c'est un pays qui n'a pas d'État. C'est un pays qui a trois gouvernements. C'est un pays où règne le chaos,” a-t-il insisté. “Et ce n'est pas la faute aux Libyens - c'est la faute à une intervention étrangère, n'oublions pas ça, franchement.”
Que voit-il comme rôle pour la communauté internationale à présent? Qu’elle s’extirpe, ainsi qu’en Syrie, et laisse les parties au sol régler leurs différends sous l’égide des Nations-Unies.
“Il faut que les Syriens, par-delà leurs différences, se mettent d'accord,” a-t-il martelé. “Il faut que les étrangers laissent les Syriens également faire ce travail là.”
Ci-dessous le texte de notre entrevue, modifié pour plus de clarté.
Al-Monitor: Les journaux Tunisiens regorgent ces derniers jours de récits selon lesquels les pays Européens – Allemagne en tête – auraient demandé à la Tunisie de reprendre sur son territoire les milliers de Tunisiens accusés d’avoir combattu aux côtés des djihadistes en Irak et en Syrie. Qu’en est-il ?
Jhinaoui: Tout ce que vous lisez, là, dans la presse, est incorrect. On ne nous a rien demandé, ni les Américains, ni les Européens, ni de construire des prisons, ni de recevoir des combattants Tunisiens de l'étranger. Ils ne l'ont pas fait, et même si ils le font, on ne va pas laisser faire. Nous sommes souverains, nous décidons comment gérer nos problèmes, évidemment avec nos amis, nos partenaires. Mais on ne nous a rien demandé, et on n’a pas l'intention de céder à n'importe quelle demande dans ce sens-là.
Ces gens sont partis pas pour faire du tourisme. Ils sont partis parce qu'ils ont été recrutés par des mouvements terroristes - et la Tunisie combat le terrorisme. C'est la menace la plus importante qui menace aujourd'hui la stabilité de la Tunisie. Donc si ces Tunisiens reviennent en Tunisie, ils vont être traités comme des terroristes - et traités selon une loi nationale qui a été votée par le parlement tunisien et qui fixe les conditions de traitement du terrorisme. S’ils rentrent, évidemment, nous avons des services compétents qui vont se charger de leur traitement.
Al-Monitor: Pourtant on a pu lire après le massacre du marché de Noël à Berlin que l’Allemagne a menacé de couper son aide bilatérale si la Tunisie ne récupère pas certains de ses ressortissants.
Jhinaoui: Il y a une grande confusion, là. Nous avons des accords bilatéraux avec certains pays Européens qui concernent la réadmission des gens qui se trouvent dans des conditions irrégulières chez eux. Ce ne sont pas des terroristes ; ce sont des citoyens Tunisiens qui sont partis de manière irrégulière, se trouvent aujourd'hui sur le sol Européen, et dont les amis Européens découvrent qu'ils n'ont pas le droit de rester chez eux. Si on est sûr que ce sont des Tunisiens ... qui n'ont pas le droit de résider dans les pays étrangers, là, évidemment, c'est normal qu'on accepte ces Tunisiens.
Al-Monitor: Même s'ils sont suspectés d’avoir combattu auprès de l’État Islamique [Daesh]?
Jhinaoui: Ca n'a rien à voir avec Daesh. S’ils sont avec Daesh, ils ont un autre traitement. On préfère [que les Européens] les jugent eux-mêmes, évidemment. Si nos amis constatent que ce sont des gens du terrorisme, alors il vaut mieux qu'ils les jugent selon leurs lois. On n'a jamais eu de cas de gens comme ça impliqués dans Daesh que les pays Européens nous renvoient. S‘ils ont commis des actes terroristes [à l’étranger] logiquement ils doivent être jugés par ces pays-là.
Al-Monitor: Qu’en est-il de la participation tunisienne dans les négociations concernant la Libye?
Jhinaoui: La Libye, pour nous, c'est une question de sécurité nationale. Le dossier Libyen figure au top des priorités de la Tunisie, pour des raisons évidentes. Nous sommes le seul [des six pays voisins] à avoir gardé nos frontières ouvertes avec la Libye. La Libye était un partenaire de taille en matière économique - on faisait quelque $2,5 milliards de dollars d'échanges en 2010, tout cela s'est évaporé. Aujourd'hui la Libye malheureusement c'est un pays qui n'a pas d'État. C'est un pays qui a trois gouvernements. C'est un pays où règne le chaos. Et ce n'est pas la faute aux Libyens - c'est la faute à une intervention étrangère, n'oublions pas ça, franchement.
Nous voulons que la Libye revienne dans un état stable, que la Libye garde son unité territoriale, ne soit pas divisée. La Libye ne doit pas sombrer dans la guerre civile. Et la Tunisie, je vous le dit clairement, c'est le pays le plus respecté par les Libyens - parce que la Tunisie a toujours ouvert ses frontières aux Libyens. Ils viennent de tous bords; toutes les tendances confondues ils viennent ici à Tunis. On leur ouvre nos portes; ils discutent; et on n'interfère pas dans leurs discussions. Ce qu'on demande, nous, c'est d'encourager les Libyens. D'abord, de cesser les interférences étrangères. Encourager les Libyens, par delà leurs différences politiques, à s'assoir autour d'une table de négociations et à trouver un règlement politique.
Nous avons organisé, en mars dernier, une réunion de tous les pays voisins, ici à Tunis. Et c'est là qu'on a présenté le gouvernement de [Fayez] al-Sarraj. Je suis allé avec le premier ministre pour lui rendre visite sur place, et pour l'encourager à élargir son pouvoir sur le territoire Libyen. Malheureusement, pour des raisons différentes et compliquées, il n'a pas pu le faire. Evidemment, nous soutenons toujours ce gouvernement qui a été endossé par le Conseil de Sécurité [des Nations-Unies]. Mais parallèlement on dit à M. Sarraj, comme on dit aux autres factions, de dépasser leurs divergences, et d'aller dans le sens du compromis. Toutes ces forces étrangères doivent aider plutôt les Libyens à trouver eux-mêmes la solution. Nous on est là pour les aider, pas pour les remplacer.
Al-Monitor: On a pu lire récemment dans la presse que le député du parti Ennahda Ahmed Laamari aurait signé un accord transfrontalier avec des milices Libyennes. Est-ce que ce genre d’initiatives aide ou entrave la diplomatie tunisienne?
Jhinaoui: Nous, on ne reconnait pas ça. C'est très simple. Seul l'État est en droit de négocier aves les parties étrangères et de trouver une solution. Tout ça, pour nous, ça n'existe pas. C'est une fiction. Ça ne nous aide pas. Nous on est en train d'agir par les canaux officiels. Si la société civile aide le gouvernement à trouver une solution, tant mieux. Mais la société civile ne doit pas remplacer le gouvernement.
Al-Monitor: Quelle est la position de la Tunisie concernant les demandes de Khalifa Hifter, qui commande une armée à l’Est ?
Jhinaoui: Nous on a rien contre Hifter - il doit faire partie de la solution, plutôt que d’être contre ou en dehors de la solution. On ne doit pas l'exclure, parce qu'il représente une force sur le terrain. De même, on a reçu la semaine dernière M. Aguila [Saleh Issa], le président du parlement de l'est à Tobrouk, et on va recevoir d'autres représentants Libyens pour les encourager tous à aller dans le sens du règlement politique.
Al-Monitor: Suite à la défaite des rebelles Syriens à Alep, de plus en plus de voix s’élèvent pour encourager la Tunisie à réinstaller son ambassadeur à Damas. Qu’en pensez-vous ?
Jhinaoui: Cela a été décidé pendant la période de la Troïka [en 2011-2013] d'expulser l'ambassadeur. D'ailleurs il n'y avait pas d'ambassadeur, on a expulsé un ambassadeur fictif. C'était symbolique. Mais la Tunisie n'a pas rompu les relations diplomatiques. Nous avons une mission qui opère, au niveau consulaire. Et c'est une décision qui a été prise au niveau de la Ligue Arabe - ce n'est pas une décision tunisienne. La Tunisie s'est alignée sur une décision de la Ligue Arabe.
La Tunisie est en train d'évaluer ses intérêts, mais évidemment il est très normal qu'on observe ce que font les autres pays Arabes. Si envoyer un ambassadeur tunisien à Damas aujourd'hui aiderait les négociations, et aiderait les parties à trouver une solution politique, on le ferait demain. On n'en est pas encore là.
Il n'y a pas de solution militaire. Il faut que les Syriens, par-delà leurs différences, se mettent d'accord. Il faut que les étrangers laissent les Syriens également faire ce travail là. Les étrangers ne peuvent intervenir, à notre avis, que sous le parapluie des Nations-Unies - comme en Libye, d'ailleurs. Le seul garant d'un éventuel règlement, c'est le Conseil de Sécurité.
Al-Monitor: L’élection de Donald Trump aux États-Unis inquiète nombre d’observateurs qui craignent qu’il n’adopte une politique moyen-orientale toute entière fixée sur la lutte contre le terrorisme, au détriment de la démocratisation. Partagez-vous ces inquiétudes ?
Jhinaoui: C'est leur choix. On le respecte. Par-delà le changement des administrations, la Tunisie a toujours entretenu d'excellentes relations avec les États-Unis. Tout simplement parce que nous sommes des pays amis. Avec [Barack] Obama, nous avons eu d'excellentes relations. Franchement, notre évaluation c'est que ça ne va pas changer, parce que tout simplement c'est une relation qui est basée sur l'amitié et l'intérêt réciproque. Et je ne vois pas pourquoi M. Trump irait changer cette position-là.
Evidemment on a eu quelques contacts avec l'équipe de M. Trump. Comment les choses vont évoluer, tout dépendra de la politique que va adopter M. Trump vis-à-vis de toute la région d'une façon générale. Mais au niveau bilatéral, moi je suis confiant que cette relation ira en se renforçant. Ce que nous sommes en train de construire aujourd'hui, c'est exactement l'anti-modèle de ce que veulent les terroristes - une démocratie du 21ème siècle. Sur cette affaire-là, nous sommes sur la même longueur d'ondes.
Al-Monitor: Un des premiers actes officiels de Trump aura été de nommer un opposant de longue date à la création d’un État Palestinien comme ambassadeur auprès d’Israël. Qu’en pense la Tunisie ?
Jhinaoui: Concernant la politique de M. Trump sur la question Israélienne, vous connaissez notre position. On ne va pas la changer aujourd'hui. C'est une position qui soutient les droits nationaux du peuple palestinien à avoir un État indépendant, souverain. Ce processus a été commencé avec [les accords d'] Oslo [en 1994], la reconnaissance réciproque entre Israël et les Palestiniens, et je pense que la conférence a Paris [le 15 janvier] sur le processus de paix et la résolution qui a été adoptée au Conseil de Sécurité [en Décembre] sont des pas supplémentaires vers la reconnaissance du peuple palestinien.
Evidemment on va continuer à soutenir cette cause, parce que c'est une cause juste. Il y a évidemment une grande majorité en faveur de la question palestinienne [en Tunisie], par-delà les familles politiques. L'Amérique, qui a aidé la Tunisie à gagner son indépendance, le champion de la liberté, ne peut pas quand même pas oublier le droit d'un peuple qui est soumis encore à la colonisation.
Al-Monitor: Certains médias ont suggéré que la frontière avec l’Algérie est plus poreuse qu’on ne le dit, laissant passer des djihadistes qui ont élu domicile notamment sur les hauteurs du Mont Chaambi, dans l’ouest du pays. Avez-vous des reproches à faire à votre voisin occidental?
Jhinaoui: Nous avons une relation excellente avec l'Algérie, une coopération très étroite pour contrôler nos frontières. Il en va de la sécurité de la Tunisie mais également de la sécurité de l'Algérie. Nous comptons sur l'Algérie, comme l'Algérie compte sur la Tunisie. Et je pense que nous n'avons jamais soupçonné qu'il y a la moindre défaillance du côté Algérien.
Al-Monitor: Le Maghreb reste une des régions du monde les moins interconnectées, à cause du conflit sur le Sahara Occidental entre le Maroc et l’Algérie. Où en sont les discussions concernant l’intégration économique et commerciale?
Jhinaoui: Effectivement, ce projet Maghrébin ne fonctionne pas. Ne fonctionne pas comme le veut la Tunisie, et je pense comme le veulent également les autres partenaires Maghrébins. La Tunisie a des relations très normales avec les quatre autres pays - l'Algérie, le Maroc, la Libye, la Mauritanie - on n'a pas de problèmes au niveau bilatéral. Mais malheureusement le manque d'intégration Maghrébine nous fait perdre entre 2 et 3 % de taux de croissance par an. C'est énorme. Vu la situation économique par laquelle nous passons maintenant, s'il y avait cette intégration on aurait pu mieux faire. Parce que les entreprises Américaines par exemple ne peuvent pas investir pour un marché aussi étroit; ils veulent investir pour un grand marche, qui est le marché Maghrébin.
Le Sahara Occidental, c'est une question qui relève des Nations-Unies. Nous, nous sommes à égal distance entre tout le monde. Par la bonne parole, par les moyens diplomatiques, on essaie un petit peu de sortir de l'impasse dans laquelle on se trouve aujourd'hui. Le secrétaire général [de l’Union du Maghreb Arabe, Taïeb Baccouche] a des idées, c'est pourquoi il vient me voir, pour relancer les contacts. Peut-être pourra-t-on voir des réunions au niveau des premiers ministres pour sortir de l'impasse actuelle. On n'en est pas encore là, malheureusement.